Le futur antérieur de Edward Bellamy
[Looking backward, 1888]
ED. L’ÂGE D’HOMME / OUTREPART, SEPT. 2008
Il était honteusement absent ou rarement mentionné dans les bibliographies concernant les précurseurs du genre : les éditions L’âge d’homme ont osé rééditer Le futur antérieur de Edward Bellamy, paru pour la première fois en français en 1891 sous le titre : Cent ans après ou l’An 2000.
C’est à se demander comment un tel ouvrage put rester si longtemps au placard, tant il fourmille d’idées. Au-delà de sa valeur pour le "patrimoine de la SF", son intérêt sociologique est particulièrement intéressant.
C’est à se demander comment un tel ouvrage put rester si longtemps au placard, tant il fourmille d’idées. Au-delà de sa valeur pour le "patrimoine de la SF", son intérêt sociologique est particulièrement intéressant.
Nous nous intéresserons en premier lieu à l’individu lui-même, c’est-à-dire au narrateur Julien West qui a fait un saut temporel d’un siècle et découvert une nouvelle société, puis dans un second temps à l’évolution de ladite société qu’envisage Edward Bellamy.
Boston. 1887. Julien West a trente ans. C’est un nanti qui vit oisivement grâce à la fortune de son grand-père. Un matin il se réveille en l’an 2000, soit 113 ans plus tard. Son apparence physique est identique et il ne semble pas souffrir de séquelles corporelles. L’auteur justifie cet événement extraordinaire par l’arrêt total de ses fonctions vitales. Un prétexte pour développer ses visions d’une société futuriste. L’individu découvre donc ce Boston du second millénaire sans pour autant être perturbé mentalement. Il est étonné, interloqué, mais il ne sombre pas dans la folie. Le jeune homme est recueilli sous le toit du docteur Leete, de son épouse, et de leur ravissante fille. Le plus étonnant est que toute la ville a été mise au courant sur cette improbable « résurrection » et que personne ne s’empare de l’affaire. On aurait pu par exemple en faire un cobaye ou le conduire directement à l’asile psychiatrique. Ce n’est nullement le cas ici. Au contraire, la société le laisse respirer et le temps de s’adapter à sa nouvelle vie pour ensuite lui proposer un poste d’enseignant en histoire à l’université. En effet, il est un témoin d’une époque désormais révolue. Ses points de vue tant historique que sociologique abonderont ou réfuteront les ouvrages des historiens sur le XIXème siècle.
Le narrateur quitte un monde dans lequel la misère et le chômage ravageaient la société, dans laquelle le mécontentement des classes ouvrières vis-à-vis du patronat se faisait de plus en plus pesant, des grèves parasitaient la production, quelques mouvements anarchistes, bref une société sur le point de subir de profonds chamboulements.
A son réveil un siècle plus tard, tout est différent. L’ensemble des citoyens a un emploi et la richesse de la nation est équitablement répartie. L’enrichissement personnel n’a plus lieu d’être puisque l’Etat contribue au bien-être collectif. En effet Bellamy dit à ce sujet que « l’ère de la richesse véritable ne peut commencer que le jour où la préoccupation d’augmenter sa fortune personnelle s’efface devant le désir d’enrichir le fonds commun ». Le narrateur constate l’existence d’un service industriel par lequel chacun est amené à travailler pour la nation entre l’âge de 21 ans et de 45 ans. Vu à l’heure actuelle, cet âge de la retraite peut faire sourire. Toutefois, l’espérance de vie (en France) en 1900 était estimée aux alentours de 45 ans. L’auteur pensait que l’espérance de vie allait doubler en un siècle étant donné que selon lui « beaucoup de gens emploient la dernière et plus belle moitié de leur vie (une fois à la retraite)à des récréations de toute espèce : aux voyages, aux distractions sociales, au charme de l’amitié... ».
BELLAMY envisage une adaptation du temps de travail en fonction de la pénibilité de celui-ci. Comment le savoir me demanderez-vous ? L’auteur indique que c’est fort simple. Il suffit de cumuler le nombre de demandes pour tel poste plutôt qu’un autre. Annuellement le travail du citoyen est évalué. Si le rendement fut fructifiant, alors le salarié monte d’un grade. Les capacités intellectuelles de l’individu sont prises en compte. A savoir qu’un « fainéant » doué ne sera pas récompensé de la même manière qu’un ouvrier dirons nous plus limité intellectuellement qui aura fait son maximum. La carrière est basée sur la méritocratie.
Les personnes invalides, quelle qu’en soit la raison, voient leur activité adaptée à leur handicap. En revanche, la société est impitoyable à l’encontre des éventuels profiteurs du système. « Tout homme capable de faire son devoir et qui refuse avec persistance de l’accomplir est rayé de la société humaine ». Ce point est très discutable. On peut priver l’individu de son crédit annuel (comme nous le verrons plus en détail ci-dessous) mais cette société n’est aucunement LA société pour la simple et bonne raison qu’il existe une multitude de sociétés. Sans doute sera-t-il banni de celle-ci mais rien ne l’empêchera d’aller voir ailleurs.
BELLAMY aborde la question de la distribution des richesses. Elle s’effectue dans des magasins nationaux. Chaque personne dispose d’un crédit annuel amplement suffisant pour survivre. Au niveau international, le prix des marchandises en imports-exports est identique pour chacun des pays, bien que certains Etats possèdent une matière première rare dont ils auraient pu tirer d’immenses bénéfices. Pour les pays concernés, l’écart est calculé puis compensé chaque année afin que personne ne soit lésé.
Parmi les nombreuses idées du livre, l’auteur met en lumière ce qu’il nomme « l’Union », c’est-à-dire un conseil international qui regroupe les divers pays industriels (USA, Mexique, les grands d’Europe, l’Australie et quelques uns d’Amérique du Sud). Son objectif est de maintenir un climat pacifique entre les nations. Bellamy avait tapé juste puisque en 1919 fut créée une « société des nations » qui avait cette mission, étendue uniquement à l’Europe. Son échec aura pour conséquence la naissance de l’ONU au sortir de la seconde guerre mondiale.
BELLAMY voit poindre la modification de la ville avec l’avènement des gratte-ciels : « de superbes édifices publics, d’une grandeur colossale ». Cependant, en 1888 date à laquelle est paru le roman, les premiers gratte-ciels avaient déjà vu le jour. En 1879 le first Leiter building et en 1885 le « Home insurance building » à Chicago. C’est à cette période que prend forme l’école de Chicago qui regroupe de grands architectes tels William Le Baron Jenney et Henry Hobson Richardson. A ne pas confondre avec l’autre école de Chicago qui se développe vers 1920, qui est une sociologie urbaine prenant pour cadre de ses enquêtes également cette ville. Les sociologues Park, Thomas, Znaniecki, Johnson et bien d’autres étudièrent les problèmes politiques et sociaux par une recherche empirique, en particulier ceux liés à la forte immigration.
D’autres aspects n’ont pas été abordés dans cette chronique comme le progrès illimité, l’indépendance de la femme, l’évolution du système judiciaire, le marché du livre et que sais-je encore. Le récit n’évoque pas le développement des moyens de transport, ni la télévision, encore moins l’informatique mais nous n’en tiendrons pas rigueur.
Cette utopie proposée par Bellamy est une société certes idéale avec un chômage et une pauvreté éradiqués, une paix entre les nations et le bien-être pour tous, mais ne porte-t-elle pas des germes néfastes à l’humanité ? Ne risque-t-elle pas de conduire ses citoyens à une apathique monotonie ? A un amenuisement de la liberté d’esprit ? A une réduction de la créativité ? En somme à une mort lente et irrémédiable ? Sans doute un peu de chaos et d’imprévu revivifieraient cette léthargie morbide.
Edward BELLAMY se sert de la fiction pour développer ses idées politiques et sociologiques d’une société futuriste utopique. Le lecteur doit bien avoir conscience que l’on est plus proche ici de l’essai que du roman. Ce livre eut un impact considérable lors de sa parution aux Etats-Unis et sa force n’en demeure pas amoindrie aujourd’hui.
Le futur antérieur est un ouvrage prophétique qui témoigne de l’audace d’un écrivain que vous ne pouvez dorénavant plus ignorer.
Boston. 1887. Julien West a trente ans. C’est un nanti qui vit oisivement grâce à la fortune de son grand-père. Un matin il se réveille en l’an 2000, soit 113 ans plus tard. Son apparence physique est identique et il ne semble pas souffrir de séquelles corporelles. L’auteur justifie cet événement extraordinaire par l’arrêt total de ses fonctions vitales. Un prétexte pour développer ses visions d’une société futuriste. L’individu découvre donc ce Boston du second millénaire sans pour autant être perturbé mentalement. Il est étonné, interloqué, mais il ne sombre pas dans la folie. Le jeune homme est recueilli sous le toit du docteur Leete, de son épouse, et de leur ravissante fille. Le plus étonnant est que toute la ville a été mise au courant sur cette improbable « résurrection » et que personne ne s’empare de l’affaire. On aurait pu par exemple en faire un cobaye ou le conduire directement à l’asile psychiatrique. Ce n’est nullement le cas ici. Au contraire, la société le laisse respirer et le temps de s’adapter à sa nouvelle vie pour ensuite lui proposer un poste d’enseignant en histoire à l’université. En effet, il est un témoin d’une époque désormais révolue. Ses points de vue tant historique que sociologique abonderont ou réfuteront les ouvrages des historiens sur le XIXème siècle.
Le narrateur quitte un monde dans lequel la misère et le chômage ravageaient la société, dans laquelle le mécontentement des classes ouvrières vis-à-vis du patronat se faisait de plus en plus pesant, des grèves parasitaient la production, quelques mouvements anarchistes, bref une société sur le point de subir de profonds chamboulements.
A son réveil un siècle plus tard, tout est différent. L’ensemble des citoyens a un emploi et la richesse de la nation est équitablement répartie. L’enrichissement personnel n’a plus lieu d’être puisque l’Etat contribue au bien-être collectif. En effet Bellamy dit à ce sujet que « l’ère de la richesse véritable ne peut commencer que le jour où la préoccupation d’augmenter sa fortune personnelle s’efface devant le désir d’enrichir le fonds commun ». Le narrateur constate l’existence d’un service industriel par lequel chacun est amené à travailler pour la nation entre l’âge de 21 ans et de 45 ans. Vu à l’heure actuelle, cet âge de la retraite peut faire sourire. Toutefois, l’espérance de vie (en France) en 1900 était estimée aux alentours de 45 ans. L’auteur pensait que l’espérance de vie allait doubler en un siècle étant donné que selon lui « beaucoup de gens emploient la dernière et plus belle moitié de leur vie (une fois à la retraite)à des récréations de toute espèce : aux voyages, aux distractions sociales, au charme de l’amitié... ».
BELLAMY envisage une adaptation du temps de travail en fonction de la pénibilité de celui-ci. Comment le savoir me demanderez-vous ? L’auteur indique que c’est fort simple. Il suffit de cumuler le nombre de demandes pour tel poste plutôt qu’un autre. Annuellement le travail du citoyen est évalué. Si le rendement fut fructifiant, alors le salarié monte d’un grade. Les capacités intellectuelles de l’individu sont prises en compte. A savoir qu’un « fainéant » doué ne sera pas récompensé de la même manière qu’un ouvrier dirons nous plus limité intellectuellement qui aura fait son maximum. La carrière est basée sur la méritocratie.
Les personnes invalides, quelle qu’en soit la raison, voient leur activité adaptée à leur handicap. En revanche, la société est impitoyable à l’encontre des éventuels profiteurs du système. « Tout homme capable de faire son devoir et qui refuse avec persistance de l’accomplir est rayé de la société humaine ». Ce point est très discutable. On peut priver l’individu de son crédit annuel (comme nous le verrons plus en détail ci-dessous) mais cette société n’est aucunement LA société pour la simple et bonne raison qu’il existe une multitude de sociétés. Sans doute sera-t-il banni de celle-ci mais rien ne l’empêchera d’aller voir ailleurs.
BELLAMY aborde la question de la distribution des richesses. Elle s’effectue dans des magasins nationaux. Chaque personne dispose d’un crédit annuel amplement suffisant pour survivre. Au niveau international, le prix des marchandises en imports-exports est identique pour chacun des pays, bien que certains Etats possèdent une matière première rare dont ils auraient pu tirer d’immenses bénéfices. Pour les pays concernés, l’écart est calculé puis compensé chaque année afin que personne ne soit lésé.
Parmi les nombreuses idées du livre, l’auteur met en lumière ce qu’il nomme « l’Union », c’est-à-dire un conseil international qui regroupe les divers pays industriels (USA, Mexique, les grands d’Europe, l’Australie et quelques uns d’Amérique du Sud). Son objectif est de maintenir un climat pacifique entre les nations. Bellamy avait tapé juste puisque en 1919 fut créée une « société des nations » qui avait cette mission, étendue uniquement à l’Europe. Son échec aura pour conséquence la naissance de l’ONU au sortir de la seconde guerre mondiale.
BELLAMY voit poindre la modification de la ville avec l’avènement des gratte-ciels : « de superbes édifices publics, d’une grandeur colossale ». Cependant, en 1888 date à laquelle est paru le roman, les premiers gratte-ciels avaient déjà vu le jour. En 1879 le first Leiter building et en 1885 le « Home insurance building » à Chicago. C’est à cette période que prend forme l’école de Chicago qui regroupe de grands architectes tels William Le Baron Jenney et Henry Hobson Richardson. A ne pas confondre avec l’autre école de Chicago qui se développe vers 1920, qui est une sociologie urbaine prenant pour cadre de ses enquêtes également cette ville. Les sociologues Park, Thomas, Znaniecki, Johnson et bien d’autres étudièrent les problèmes politiques et sociaux par une recherche empirique, en particulier ceux liés à la forte immigration.
D’autres aspects n’ont pas été abordés dans cette chronique comme le progrès illimité, l’indépendance de la femme, l’évolution du système judiciaire, le marché du livre et que sais-je encore. Le récit n’évoque pas le développement des moyens de transport, ni la télévision, encore moins l’informatique mais nous n’en tiendrons pas rigueur.
Cette utopie proposée par Bellamy est une société certes idéale avec un chômage et une pauvreté éradiqués, une paix entre les nations et le bien-être pour tous, mais ne porte-t-elle pas des germes néfastes à l’humanité ? Ne risque-t-elle pas de conduire ses citoyens à une apathique monotonie ? A un amenuisement de la liberté d’esprit ? A une réduction de la créativité ? En somme à une mort lente et irrémédiable ? Sans doute un peu de chaos et d’imprévu revivifieraient cette léthargie morbide.
Edward BELLAMY se sert de la fiction pour développer ses idées politiques et sociologiques d’une société futuriste utopique. Le lecteur doit bien avoir conscience que l’on est plus proche ici de l’essai que du roman. Ce livre eut un impact considérable lors de sa parution aux Etats-Unis et sa force n’en demeure pas amoindrie aujourd’hui.
Le futur antérieur est un ouvrage prophétique qui témoigne de l’audace d’un écrivain que vous ne pouvez dorénavant plus ignorer.
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