dimanche 27 mai 2012

La reine des pommes - Chester Himes


Auteur : Chester Himes (USA)
Titre : La reine des pommes
Editions Folio policier
Parution : 1999 (VO, 1958)

Première enquête des deux flics de Harlem, Ed Cercueil et le Fossoyeur Jones, "La reine des pommes" (publiée en 1958) marque le début d'une série dont la plupart des titres sont devenus cultes.


A Harlem, la violence baigne dans la vie quotidienne. La misère jouxte la prostitution, la délinquance et les criminels en tous genres. Dès qu'une fusillade se fait entendre, les gens sortent illico de leur plumard en pyjama pour ne pas manquer une miette, semblables à des vautours venant se remplir la panse. Car chacun d'eux sait pertinemment que tôt ou tard, ils seront tous bons pour "le fourgon du Seigneur".
Jackson, un black de 28 balais, de petite taille et d'allure enveloppée, se fait appeler "La reine des pommes". Ce gentil criminel vient de se faire entuber par de faux monnayeurs qui prétendaient pouvoir fabriquer des billets de 100 dollars, payés 10 dollars. Un flic (qui s’avérera être un faux) débarque au même moment. C'est la panique. Les trois roublards prennent la tangente, tandis que Jackson se fait pincer. Il négocie sa liberté contre 200 fafs (billets de banque). Notre bonhomme ne les possède pas puisque toutes ses économies viennent de disparaître lors de l'arnaque. Il se rend donc en douce chez son boss aux pompes funèbres, se promettant de le rembourser dès que possible. La suite ne se déroule pas tout à fait selon son plan...


L'intrigue, rondement menée, vaut pour le rythme entraînant du récit, qui allie humour ravageur et des moments très violents (en particulier lors des meurtres), à l'image du quartier  ; pour sa langue (le parlé fruste de Harlem) aussi incisive que pétulante et drôle ; ainsi que pour ses personnages : Johnson qui a une foi en Dieu inébranlable et n'hésite pas à se rendre chez son pasteur au moindre pépin ; sa poulette qui le mène en bateau mais celui-ci n'y voit que du feu, aveuglé par l'amour ; que dire encore de son taré de frangin qui se déguise en bonne soeur et lui témoigne son affection d'une façon profondément poétique, "Saloperie de nègre, si t'étais pas mon frère, je te descendrais". Et bien entendu, les deux flics blacks, Cercueil et Fossoyeur, qui usent de la violence pour se faire respecter. Car cet endroit très sensible n'épargne rien à personne : "Les gens d'ici, ça volerait ses yeux à un aveugle". On sort de ces vicissitudes le sourire aux lèvres, en ayant le sentiment d'avoir passé un excellent moment.


Dans "La reine des pommes", Chester Himes joue avec nos émotions. Il nous fait tantôt sourire, tantôt nous serre le coeur et les tripes, jonglant habilement entre les deux. Qualifier ce polar de classique coule de source une fois le livre refermé. Car c'est du lourd. Alors pour ceux qui ne l'ont pas encore lu, foncez à toute berzingue chez votre libraire préféré, et en chantant, s'il vous plaît !

jeudi 24 mai 2012

Requins d'eau douce - Heinrich Steinfest



Auteur : Heinrich Steinfest (Autriche)
Titre : Requins d'eau douce
Editions Carnets Nord
Parution : 2011 (VO, 2004)


"Requins d'eau douce" est une enquête de l'inspecteur Lukastik, auréolé de quatre prix du polar en Allemagne. Disons-le d'emblée, ce livre m'a globalement profondément ennuyé, et ce n'est pas faute d'avoir tenté de l'apprivoiser. Paraît-il que l'autre tome traduit, qui s'appelle "Le onzième pion", vaut la peine de s'y plonger. Sans fermer la porte définitivement à Steinfest, ce présent polar n'a assurément pas marqué des points dans mon esprit.


Histoire d'un ennui, donc. Ennui comme les 100 premières pages dont la ténacité de votre hôte n'a pas fait lâcher le morceau. De quoi s'agit-il ? D'un cadavre dans une piscine, retrouvé à moitié bouffé par un requin (ou une ingénieuse imitation). Toujours est-il que la bestiole n'est plus dans le bassin, et qu'alentour dans la ville viennoise, rien n'est susceptible d'en héberger, si ce n'est de manière clandestine. Intervient en piste l'inspecteur Lukastik, 47 ans, vivant depuis trois ans à nouveau chez papa-maman, sans oublier la soeur. Il a pour habitude de ne pas louper le repas familial de 19h. Il se plait à rouler en mustang (la classe !) et ne sort jamais sans son livre de chevet, le Tractatus de Wittgenstein. Cela tourne en rond (comme dans un bocal, ohoh !) avant d'entamer une orientation autrement plus intéressante et intrigante avec l'identité du corps, un certain Oborin, qui en plus d'avoir été un plongeur, pratiquait la graphologie. En effet, il analysait aussi bien les écritures des gens de son quotidien, que des manuscrits du Moyen-Age dans un couvent. Là, on se dit qu'on part dans la découverte de choses interdites en rapport avec l'Eglise ou que sais-je. Mais non, cette possibilité est vite laissée de côté pour revenir à l'enquête. Bien que le reste du livre ne soit pas complètement insipide, on tourne les pages avec un bâillement qui en dit long. C'est quand la fin ? ...

Tout n'est pas pour autant à jeter au feu. Les réflexions proposées par la lecture du livre de philosophie de Wittgenstein donne de l’attrait, trop rare hélas, à la démarche du policier. Deux ex. illustrent assez bien cette idée : "Nous devrions pouvoir penser ce qui ne se laisse pas penser" ainsi que celle-ci : "Fondamentalement, c'était la vie non vécue qui importait, qui constituait la véritable vie. Que chaque être se distinguait par les choses qu'il ne faisait pas. Et que donc la valeur de l'individualité, son caractère, sa personnalité ne s'exprimait que dans l'abstention". L'inspecteur est aussi attachant, avec sa routine familiale, ses prises de bec avec sa soeur, son absence d'humour, le fait qu'il ne porte pas de gants sur les scènes de crime et ne porte pas non plus d'arme en raison de son extrême lenteur. Ces quelques points positifs sont insuffisants pour relever le tout. Ne dit-on pas que certains livres sont faits pour vous et que d'autres non ? Sans l'ombre d'une hésitation, celui-ci tape dans la seconde catégorie. D'autres personnes ont apprécié le livre, comme quoi il faut de tout pour faire un monde. Et encore heureux, sans quoi, on se ferait vite chier comme des rats morts.

Pour conclure, si cela ne tenait qu'à moi je vous inciterais à passer votre chemin fissa, toutefois n'ayant pas le monopole du bon goût, c'est peut-être moi qui vient de commettre une faute, en n'appréciant pas à sa juste valeur ce "Requins d'eau douce". Au moins, vous êtes prévenu !

mercredi 23 mai 2012

Dans l'antre des esprits - Olivier Bidchiren


Auteur : Olivier Bidchiren (FRA)
Titre : Dans l'antre des esprits
Editions Lokomodo
Parution : 2011

En plus d'écrire quelques nouvelles, Olivier Bidchiren jongle dans plusieurs domaines. Il est aussi poétosophe,  Il anime également des ateliers d'écriture, et enfin exerce le métier d'acteur de complément dans des téléfilms. Auparavant, il était rédacteur et chroniqueur en littérature, arts plastiques et musique pour le magazine "Détours et des nuits" et dirigeait une collection aux éditions Asgard  Ce recueil de nouvelles (revu et corrigé) comprend dix nouvelles publiées entre 1992 et 2006 dans lequel on trouve ses thématiques favorites que sont le fantastique, la s-f et le surréalisme.

"Les cambrioleurs" évoque une fine équipe au nom retentissant - La Molosse Corporation - spécialisée dans l'art du cambriolage. L'Etat, des entreprises, des personnalités ou des citoyens font appel à elle pour des missions diverses. Ici, c'est la grande tante d'un membre de la formation qui l'engage pour piller son grand oncle (rivalité familiale oblige). La chute, volontiers ironique, prête à sourire sur les ravages de la science. "La chasse aux sorcières" fait un chouia penser au quidditch potterien. Un commentateur du jeu le plus populaire songe à démissionner, car il est blasé. L'auteur distille quelques réflexions sur le mépris à l'encontre des sciences occultes, mais aussi sur l'utopie de la société du bonheur vantée par les dirigeants : "faire des Européens un peuple heureux". Et d'abord, c'est quoi "être heureux" ? On pense par ex. au "Meilleur des mondes" de Huxley. Le gouvernement envisage la création d'un musée destiné aux fléaux de notre temps pour informer/mettre en garde les jeunes générations. Aux dernières nouvelles, la guerre et le terrorisme, pour ne citer qu'eux, sont toujours présents. "Les conquérants de la foi" voit un homme emprunt au doute existentiel (regrets, échecs, angoisses) aller consulté un marabout. Les hommes (la plupart) ont besoin de symboles pour donner un sens à leur vie. Le philosophe Albert Caraco dans son mémorable "Bréviaire du chaos" pense que la religion est le refuge des faibles. Cette nouvelle aux résonances lovecraftiennes n'est pas la plus réussit, mais amène à quelques pistes de réflexion. Le voyage de l'âme est le sujet sous-jacent du texte "Le syndrôme du puzzle", qui est également un ton en dessous. La construction du récit "Futur arrêt sur image" est en revanche assez bien conçue. Un voyageur du futur doit empêcher une catastrophe à Turin. L'auteur critique au passage le décervelage télévisuel, la manipulation des médias ou les problèmes économiques qui parasitent les petites gens. On fait un autre saut temporel avec la nouvelle "Par un froid glacial" où l'on pense immédiatement à Jules Verne et son formidable "Voyage au centre de la terre". Deux hommes se rendent dans un cratère en Islande dans la recherche d'un continent hyperborréal qui a disparu. Sur la pente su retour, ils empruntent une voie qui les mène vers un ailleurs climatique, sur fond d'écologie. Assurément un des plus beaux récits du recueil. "Bienvenue dans l'éternité" confronte un homme qui plonge de façon vertigineuse dans le néant. Un texte très imagé dans un monde au-delà du réel. "Parole silencieuse" s'intéresse aux nouvelles technologies. Un peintre est chargée de réaliser sa propre version du tableau "La Cène". L'auteur aborde l'immersion dans la matrice et la commande de l'ordinateur par la pensée. Hélas, la fin manque de clarté. Terminons par les deux nouvelles les plus bluffantes du recueil avec "Mortel retour". En pleine campagne tourangelle, un couple assiste à une cérémonie étrange. Une lumière dématérialisée s'immisce dans leur inconscient puis dans leur intégralité corporelle. Ils sont guidés par voix d'origine inconnue, transportant les sujets dans une autre réalité. L'univers de David Lynch frappe à la porte dans cette énigmatique "cité aux tutus" et son "immense rideau rouge" (couleur omniprésente chez le cinéaste) dans laquelle une "cacophonie musicale s'élevait des repères chtoniens". Brillantissime. Et enfin "Embuches sur le chemin" où un psychothérapeute pratique la régression sous hypnose pour aider son patient à recouvrer la mémoire. Les connaisseurs auront fait un rapprochement avec "Le glamour" de Christopher Priest, un véritable monument de la Littérature, injustement méconnu. La voie de son existence le conduit dans les entrailles de la terre entreprenant un voyage d'outre-dimension, le faisant basculer dans le fantastique. L'écriture est très visuelle, trés cinématographique, et d'une qualité indéniable.

"Dans l'antre de l'esprit" regroupe des nouvelles, certes inégales, mais l'ensemble mérite le détour. Bidchiren nous offre quelques pépites nous donnant un goût de reviens-y ! La plupart sont ancrées dans le quotidien, un évènement les faisant basculer dans une dimension autre. Il existe plusieurs niveaux de réalité, et l'homme n'a pas nécessairement conscience des pouvoirs latents en lui.

vendredi 18 mai 2012

Mystères des chiffres - Marc-Alain Ouaknin


Auteur : Marc-Alain Ouaknin (France)
Titre : Mystères des chiffres
Editions Assouline
Parution : 2004


Philosophe et rabbin, Marc-Alain Ouaknin est l’auteur d’une œuvre prolixe s’étendant des mathématiques à la bibliothérapie, en passant par la Kabbale, la Bible, le Talmud, l’humour juif ou encore un essai consacré au philosophe Emmanuel Levinas. Les « Mystères des chiffres » retrace l’histoire des mathématiques, à la fois savante, érudite et passionnante, tout en restant suffisamment accessible afin de ne pas égarer les néophytes.


L’objectif de ce papier n’est pas temps de reprendre l’intégralité du sommaire, fort riche, mais plutôt de cibler par quelques exemples l’évolution de cette discipline, les questionnements qu’elle engendre, les spéculations d’ordre métaphysiques sur la Création, l’Homme et l’Univers dans la Kabbale, la fascination pour les carrés magiques, le nombre Pi, l’invention du zéro, etc. et ainsi titiller la curiosité du lecteur pour l’inciter à plonger dans cet émerveillement. Et c’est une personne allergique aux maths qui vous parle. De là à dire que je suis réconcilié avec elles, c’est un grand mot, néanmoins je les envisage sous un angle autrement plus excitant que l’ennui abyssal suscité par l’enseignement scolaire.

Signalons pour commencer l’existence de trois grands systèmes de numérotation. En premier lieu la primitive, dont la répétition d’un signe correspond à un objet ; puis l’ancienne avec soit des signes/symboles précis comme chez les Babyloniens, Egyptiens et Mayas, soit l’alphabet lettres comme chez les Grecs et les Hébreux. Enfin, la moderne, dont les signes numériques vont de 0 à 9.
C’est aux alentours du VI ou VII siècle que naquirent les chiffres modernes en Inde, par l’intermédiaire d’un jeu d’échec.  En effet, pour remercier l’inventeur de ce jeu, le roi s’engagea à le payer. Les mathématiciens du roi utilisaient leurs doigts et des tablettes à compter (appelées Churkrum). Les chiffres allant de 1 à 9 apparurent, tandis que le zéro devait encore patienter. On suit à travers des graphismes les modifications des chiffres en fonction des numérations successives.
Le zéro naît aussi en Inde. Au début, ils laissaient un espace vide, puis en lieu et place de ce vide, ils mirent un point ou un cercle pour combler l’ambiguïté de cet espace libre. En sanscrit, le mot « shûnya » exprimait le vide et l’absence. Ensuite, il y eu le zéro-point, puis les mathématiciens représentèrent ce futur zéro par des signes de la voûte céleste. Le petit cercle en devint alors le symbole. Le zéro était né. Cependant, c’est au XIIIè s que le néologisme « zéro » apparut, via Fibonacci.
Intéressons-nous à présent à la Fraternité pythagoricienne, créé par Pythagore au Vème siècle environ avant J-C. Cette école était scindée en deux. D’un côté les exotériques : ils devaient franchir une épreuve longue de 5 année de mise à l’épreuve afin de s’assurer que les prétendants pouvaient tenir leur langue. Ils entendaient donc les cours de Pythagore, sans le voir. Ce privilège revenait aux ésotériques. Ceux-là même qui avaient franchi avec succès le premier obstacle. L’école se prolongea sur dix générations.
La seconde partie de l’ouvrage se veut nettement plus divertissante avec les particularités des nombres : les mystères du 6 et du 28 ; le nombre d’or ; les nombres amicaux que sont  220 et 284 ; les carrés/étoiles/hexagone magiques. Ici l’on s’amuse à compter afin de vérifier l’exactitude desdits carrés, en étant admiratif devant une telle perfection.

Ce bel ouvrage nous permet de voir de quelle manière nous en sommes arrivés là, en terme de numération et de connaissances mathématiques. Ouaknin a ainsi entreprit, à la manière d’un Thucydide, une histoire causale de ce savoir scientifique, sans prétendre à l’exhaustivité. C’est aussi l’occasion de (re)découvrir des spécificités étudiées à l’école mais que l’on ne rencontre pas nécessairement dans la vie de tous les jours. Et bien plus lorsque l’on envisage les mathématiques comme un moyen de « décrypter » le monde.


Via une mise en page très soignée, accompagnée de nombreux dessins venant illustrés les propos, les « Mystères des chiffres » fourmille d’informations sous une plume docte et limpide, aussi bien sur l’homo sapiens que sur l’homo ludens. En somme, un morceau de choix qui devrait trouver une place dans n’importe quelle bibliothèque digne de ce nom !

vendredi 11 mai 2012

Le langage Martien - Victor Henry


Auteur : Victor Henry (France)
Titre : Le langage Martien
Parution : 1901
Editions General Books (2012)



Le cas de la médium suisse Hélène Smith (1861-1929) fascina aussi bien des linguistes (tel Ferdinand de Saussure), des psychologues (par ex. Théodore Flournoy, auteur de travaux sur le spiritisme et les pouvoirs parapsychologiques, lui a consacré une étude qui s’appelle « Des Indes à la planète Mars »), que les amateurs de curiosités. 


Hélène Smith était une médium (terme qui signifie "milieu intermédiaire") atypique. En effet, elle avait la faculté de servir d’intermédiaire entre le monde des esprits et le monde des hommes. En créant une langue (ou plutôt une pseudo-langue) émanant des extraterrestres, le « langage martien » s’identifie à de la glossolalie : pour la linguiste Marina Yaguello, cela suppose « la capacité d’inventer une pseudo-langue qui, selon son degré d’élaboration et de stabilité, pourra ressembler plus ou moins à une vraie langue. Le sujet est alors possédé par un langage que lui-même ne comprend pas et qui exige le recours à un interprète inspiré ». Ce langage subconscient se manifestait uniquement en état de somnambulisme, via des séances le plus souvent publiques. Smith se croyait transportée sur la planète Mars où elle décrivait des paysages et des personnages. Un être désincarné nommé Esenale lui servait d’interprète pour la langue martienne. Elle répétait puis écrivait le texte élaborant ainsi des cycles romanesques martiens, mais aussi hindous, orientaux, parmi d'autres. La plupart du temps, ce n’était que plusieurs jours ou plusieurs semaines après la séance que la médium traduisait du martien au français les phrases « entendues ». Son vocabulaire se rapproche le plus de cette langue car c'est celle-ci qu'elle maîtrisait le mieux, bien que les mots inventés soient déformés et altérés de manières multiples.

L’étude du vocabulaire martien prend appui sur quatre langues. En plus du français, on trouve de l’allemand, qu'Hélène Smith  étudia durant trois ans, bien qu’elle ne fût pas une adepte de l’apprentissage des langues. S'ajoute encore le magyar, du côté paternel. Cependant Smith ne le parlait pas. Tout au plus avait-elle retenues quelques expressions enfantines ou des bribes de noms d’objets. Et enfin, des fragments de sanscrit, puisqu'elle fut mariée à un prince hindou. Elle le "baragouinait" plus qu’autre chose et ne connaissait que de façon approximative l’alphabet dêvanâgari. Les linguistes se demandèrent le niveau de compréhension qu'elle pu atteindre lorsqu'elle parcourait des ouvrages dans cette langue.  Toujours est-il que des sonorités et la syntaxe s'étaient, semble-t-il, gravées dans son moi subconscient. 

La mémoire subconsciente joue ici un rôle primordial. Comme le dit Victor Henry, « si l’homme n’invente rien, ne fait que se souvenir, le langage d’Hélène Smith doit être un composé analysable d’un mélange de ses souvenirs auditifs et livresques ». En outre, cette création obéit à des lois multiples et protéiformes. Néanmoins, l'auteur souligne le fait que quiconque invente une langue totalement inédite ne pourra « échapper à la fatalité d’y trahir et d’y laisser deviner le jeu des organes secrets qui concourent dans le moi subconscient à l’élaboration toute mécanique du langage humain ». Nous pouvons citer un contre-exemple à ces propos en évoquant le langage enochien inventé par John Dee au XVIe siècle qui ne ressemble à aucune autre langue humaine. Pour revenir à la langue smithienne, le psychologue Theodore Flournoy la qualifie ainsi : « le martien est l’œuvre ingénue et curieuse d’une intelligence enfantine, dénuée de tout sens linguistique et souverainement inconsciente de ce qui constitue l’essence d’une langue ».

Ensuite, Victor Henry examine et classe les procédés généraux qui ont présidé dans le moi subconscient de la médium, permettant l’élaboration de ladite langue. On y trouve la phonétique, la dérivation, la syntaxe, la grammaire et enfin le vocabulaire. Cette analyse s’avère assez pointue pour qui n’a pas de connaissances linguistiques avancées, afin de l'apprécier pleinement. De plus, la succession des mots de vocabulaire s'avère un poil barbante pour le profane.
Signalons enfin que l’ouvrage ne fait qu’une trentaine de pages, imprimé dans un format A4, hélas gâché par une quantité de coquilles. Deux autres éditions (Kessinger publishing et Nabu press) proposent l'ouvrage, avec lesquels vous serez peut-être plus chanceux sur ce point.


« Le langage martien » vaut le détour pour le caractère exceptionnel du fait étudié, intrigant, bluffant et stimulant. Peut-être aussi pourra-t-il convaincre les plus cartésiens d’entre nous de l'existence de pouvoirs latents en l'homme. Concluons par les propos du philosophe Alain pour lequel « tous les moyens de l’esprit sont enfermés dans le langage, et qui n’a point réfléchi sur le langage n’a point réfléchi du tout ».

lundi 7 mai 2012

Pages bizarres - Urmuz


Auteur : Urmuz (Roumanie)
Titre : Pages bizarres
Editions L’âge d’homme
Parution : 1993


De son véritable nom Demetru Demetrescu-Buzau (1883-1923), Urmuz, qui fut juriste de profession, peut-être considéré comme un avant-gardiste. Il appartient au surréalisme roumain qui précéda le français. Son œuvre, dont seule une poignée de nouvelles nous sont parvenues, consiste à démolir l’univers des mots pour les remodeler à sa façon. Le traducteur Dolingher dit ce qui suit dans son avant-propos : « Comme il ne pouvait pas encore transformer la réalité, il avait commencé par en changer son reflet, en brisant le miroir du langage et en mélangeant autrement les bris formant un ensemble, auquel il voulait conférer un éclat nouveau ». Il se suicida par arme à feu, à l'âge de 40 ans.


Le recueil débute par « L’entonnoir et Stamate », où une famille attachée à un pieu dans un souterrain, ne dispose, comme unique moyen de communication avec le monde extérieur, que d’un tuyau. Le père de cette famille fut contraint de faire son service militaire du haut de sa première année d’existence ( ???) car ses deux frangins avaient été virés de leurs emplois. On ignore l’âge des deux infortunés. Ce texte donne d’emblée la tonalité de l’ouvrage, fantaisiste, farfelue et absurde. On enchaîne avec « Ismaël et Turnavite » qui n’est pas en reste en matière de loufoquerie et d’évènements illogiques. En effet, Ismaël mange des blaireaux qu’il élève au bord de la mer Noire. Paraît-il que c’est plus goûtu  avec un zeste de citron. Avis aux amateurs. En dehors de cette louable activité, notre brave homme est séquestré par son vieux, qui le planque au grenier dans un bocal pour le protéger des « piqûres d’abeilles et de la corruption de nos mœurs électorales ». Dans « Emil Gayk », il s’agit d’une succulente parodie de guerre entre un picoreur et sa nièce qu’il a adoptée. « Cotadi et Dragomir » poursuit dans la bizarrerie avec le personnage Cotadi, doté d’un couvercle de piano qu’il a vissé dans son dos afin d’uriner en toute tranquillité pour éviter de se geler les burnes en hiver. Il sert aussi de pot de chambre pour les autres personnes, misent en garde par un bienveillant écriteau : « Défense de salir ». Il a la particularité de se nourrir exclusivement d’œufs de fourmis. Un récit déjanté à souhait. « Algazy et Grummer » tient le haut de l’affiche avec une fin hilarante et non gratuite sur les œuvres littéraires, du moins dans la démarche artistique et intellectuelle de l’auteur. Dans « Après l’orage », un homme est poursuivit par le fisc pour logement illégal sur un arbre. Le tout enrichit d’une jolie histoire d’amour avec une volaille. Pour conclure avec les principaux textes, « La Fuchsiade » brosse le portrait d’un homme pur, né dans l’oreille de sa grand-mère, car sa mère n’avait pas suffisamment l’oreille musicale. Il étudia comme il se doit au conservatoire, avant d’offenser la déesse Aphrodite, ce que même les dieux n’auraient osé faire. S’appuyant sur la mythologie grecque, l’auteur termine en beauté ce festival du non-sens et de délires en tous genres.


Ne connaissant Urmuz ni d’Eve ni d’Adam, c’est par un total hasard en faisant d’autres recherches que je suis tombé sur cet auteur dont le titre « Les pages bizarres » m’a immédiatement interpellé. Grand bien m’en a prit de me le procurer. En effet, rares sont les auteurs dotés d’une plume alliant humour, absence de logique, réflexions satiriques, fantaisie et burlesque, et ayant pour ambition de refaçonner le monde à travers le langage. On en vient à se demander comment un écrivain aussi talentueux ne soit pas devenu plus connu du grand public. Car nul doute que l'oeuvre atypique de Urmuz marquera les lecteurs durablement. Pour l'anecdote, Eugène Ionesco avait écrit une étude sur lui, mais les éditeurs français l'avaient refusés, pensant que cela n'intéresserait personne. Sans quoi, la carrière d'Urmuz aurait probablement eu une toute autre tournure...