dimanche 14 juillet 2013

Épépé - Ferenc Karinthy



Auteur : Ferenc Karinthy (Hongrie)
Titre : Épépé
Editions Denoël
Parution : 2005 (VO, 1970)


Le hongrois Karinthy est surtout connu pour son étrange roman sur le langage, Épépé, un texte énigmatique écrit en 1970, qui confronte un homme à un monde, ou plus exactement à une langue, qui lui est totalement étrangère. La bizarrerie est d'autant plus intrigante que le personnage s'avère être un brillant linguiste. Mieux encore, l'homme constate rapidement que pour quitter cette cité inconnue, la tâche s'annonce pour le moins délicate, pour ne pas dire impossible.


C'est un angoissant cauchemar éveillé que le linguiste Budaï va endurer en pensant se rendre à Helsinki par avion, afin de participer à un congrès de linguistique. Sur place, le trouble s'empare de l'expert lorsque les habitants ne comprennent goutte à ce qu'il leur dit, quelle que soit la langue usitée. De son côté, leur langue ne lui en évoque aucune. Même en fouillant parmi les moins pratiquées ou les langues mortes. En effet, "celle-ci a une consonance tout à fait bizarre, ne ressemble à rien, un parfait charabia pour lui, tout comme leur écriture, un gribouillage vide de sens."
A son hôtel, Budaï obtient de la monnaie locale contre son unique chèque de voyage. Dans ses démarches pour trouver une solution, il est à chaque fois englué dans d'interminables files d'attente, à la réception, à l'ascenseur et à la restauration. S'appuyant méthodiquement sur toutes les connaissances dont il dispose, il essaie en vain de se faire comprendre pour se rendre à l'aéroport, à l'office du tourisme, à une ambassade ou simplement quitter la ville. Il va même jusqu'à agresser un policier, mais à son grand désespoir, au commissariat, on le prend pour un vagabond ou un fou. Prisonnier de ce "labyrinthe colossal et surpeuplé", ce piège irrationnel fait osciller Budaï entre les égarements de sa raison et un profond abattement. Et par-dessus ça, il arrive au bout de l'argent échangé...

En dépit de l'absurdité apparente de la situation, la ville-prison fonctionne quant-à elle tout à fait logiquement. Là où le développement du roman est particulièrement intéressant, c'est sur le fait que l'homme est sain d'esprit, qu'il raisonne intelligemment, et qu'il expérimente quantité de choses pour se tirer de ce guêpier. Il utilise jusqu'à ses brèves notions scolaires d'astronomie afin de tenter de se localiser. Il garde aussi à l'esprit qu'il se situe peut-être dans une zone géographique jusqu'alors inexplorée, et se doit par conséquent de l'étudier à l'instar d'un ethnologue. Le livre aurait été quasiment parfait en gommant quelques longueurs dans la dernière partie.  Il n'en demeure pas moins une expérience curieuse et déroutante.


Karinthy nous offre un roman captivant et particulièrement angoissant, qui marque par sa sidérante banalité. Car le lecteur peut aisément se mettre à la place du personnage emprisonné dans cette ville d'une inquiétante étrangeté, éprouvant lui aussi un malaise vertigineux. Atypique et sidérante, cette oeuvre occupera sans nul doute une place de choix dans votre bibliothèque.

vendredi 12 juillet 2013

Descendre en marche - Jeff Noon



Auteur : Jeff Noon (ANG)
Titre : Descendre en marche
Editions La volte
Parution : 2012 (VO, 2002)


Adulé en Angleterre depuis son roman "Vurt" paru en 1993, Jeff Noon ne bénéficie hélas pas de la même ferveur dans nos contrées. Cependant, une poignée de fans attendent toujours avec une grande excitation la traduction d'un nouvel ouvrage du cerveau torturé et profondément génial de l'écrivain. Les adeptes des textes courts pourront découvrir son univers avec le curieux recueil aux nombreuses pépites qu'est "Pixel juice", où il laisse éclater son imagination débordante à travers des récits étranges, singuliers, voire expérimentaux. Pour les autres, il est préférable de commencer par le roman "Vurt", qui devrait rapidement vous rendre accro de par la puissance évocatrice de sa prose, son côté "trashonirique", le tout englobé dans une atmosphère hallucinante et jubilatoire.


Une augmentation significative du bruit conduit à la désagrégation du monde de l'information en Angleterre. Pour remédier à ce désastre, les miroirs doivent être "soignés" en rapportant les morceaux brisés afin de les reconstituer. Les malades les plus "chanceux" combattent leurs perceptions saturées, défaillantes, en ingérant un médicament, "La Lucidité". Au milieu de ce chaos, quatre individus égarés de la vie roulent à bord d'une voiture - elle aussi mourante - sans but précis à première vue. Parmi eux, Marlène Moore, une ancienne journaliste qui tient un journal intime, meurtrie par la disparition de sa fille de neuf ans, emportée par la maladie. Tupelo, une ado paumée qui adore jouer aux échecs, mais aussi le fort en gueule Peacock et enfin la très irritable Henderson. La folie gagne peu à peu de l'emprise sur le groupe, et qui sait ce qui les attend au bout du chemin...

Jeff Noon adore perturber son lecteur en brouillant les repères. Les mondes vurtuels, les hybridations en tout genre sont parties intégrantes de son oeuvre. Ici, les objets de communication sont comme nous l'avons vu malades : "Les antennes radio crépitaient de bruit" et "les machines faisaient [...] un chagrin électronique." Même les livres sont touchés, dans cette improbable et déroutante bibliothèque d'un musée où les lettres s'effacent au fur et à mesure de leur lecture : "Les mots que je venais de lire, ils avaient disparu du livre". L'histoire est proprement "détruite par l'acte de lecture". La surréalité de ce phénomène interpelle le lecteur en même temps que les personnages, victimes interloquées devant un fait insensé. On note aussi une fois de plus l'influence de Lewis Carroll, à travers les miroirs, ainsi qu'un clin d'oeil avec la joueuse d'échecs. Miroirs qui dévorent l'apparence des gens, comme le personnage de Kingsley, hanté par son fantôme dans sa maison. "Descendre en marche" demeure tout de même moins fou et débridé que ses autres romans, optant pour une tonalité sombre et triste, sur lequel plane la pesante et tragique mort de la fille de Marlène. Il n'en reste pas moins de qualité, et fortement recommandable.


Jeff Noon n'est décidément pas un auteur comme les autres. "Descendre en marche" ajoute une pierre de plus à son édifice, à mes yeux proprement fascinant. Il cultive les mots avec une magnificence et une originalité qui le rendent unique et inclassable. On trépigne déjà d'impatience de se précipiter sur son roman à paraître en fin d'année, toujours aux éditions La volte, qui se nomme "Needle in the Groove", en croisant les doigts pour qu'elles enchaînent avec la traduction du dernier livre en date de l'auteur, "Channel SK1N".
Pour votre santé, songez à la noonothérapie ! 


mercredi 10 juillet 2013

Le brouillard - Henri Beugras



Auteur : Henri Beugras (FRA)
Titre : Le brouillard
Editions L'arbre vengeur
Parution : 2013 (première version, 1963)


Les éditions L'arbre vengeur piochent souvent dans le passé pour nous ressortir des oeuvres inaperçues, injustement oubliées ou ignorées. En voici un exemple supplémentaire avec ce délicieux "Brouillard", unique roman d'un certain Henri Beugras. Le livre aborde de manière drôle et tragique un sujet assez peu courant, une cité-prison, qui intrigue par son étrangeté et son onirisme fantastique.


D'emblée Beugras annonce la couleur. Première page, second paragraphe, le narrateur s'adresse à toi, cher lecteur, à titre post-mortem. Celui-ci annonce que son cadavre gît sous un pont, coincé entre des pierres. Le suspense n'a déjà plus lieu d'être. On est alors en droit de s'interroger. Cela vaut-il le coup de se lancer dans l'histoire, en connaissant son dévoilement ? Assurément ! Car l'auteur manie admirablement la langue et parvient à créer une atmosphère du plus bel effet. Le lecteur se demande même au fur et à mesure de sa progression si ce premier chapitre n'était pas un chausse-trappe... Certes. Mais de quoi donc ça cause ?

L'histoire est assez simple. Isidore Duval - le narrateur - prend le train depuis Paris et n'est pas pressé d'arriver à destination. Pour éviter une mauvaise nuit dans le train, il descend au hasard à une gare afin de se trouver un bon petit hôtel. Une fois sortit de la gare, l'homme se perd au milieu d'un épais brouillard en pleine nuit. Il parvient laborieusement à trouver un centre d'accueil. Là, Isidore se coltine deux grossiers personnages qui le bassinent de questions administratives. Plus curieux, ils lui affirment qu'il n'y a aucune gare dans cette ville. Pas plus que d'aérodrome, ni de routes venant de l'extérieur. Duval reste zen, pensant que ces deux idiots lui font une blague. Plus tard, la patronne de l'hôtel en remet une couche en lui révélant que le seul moyen de quitter cette ville, c'est de mourir ! Bien sûr, quelques aventureux ont tenté de défier cette risible situation. Les malheureux ont été retrouvés morts d'on ne sait quoi à proximité de la ville. D'autres ont essayé une évasion par le fleuve, mais inlassablement, ce dernier rejetait à la ville les infâmes carcasses. 
Les habitants, dont d'incessants "étrangers" viennent grossir la cité, se sont fait pour la plupart une raison, en continuant de vivre "normalement". Ce qui n'empêche pas qu'à l'exception des novices, tous les citadins portent un masque pour camoufler leur peau dégradée, comme s'ils voulaient aussi consciemment ou non se rassurer en se disant que tout ceci n'est peut-être qu'un mauvais rêve. 

"Le brouillard" s'avère donc globalement un excellent roman mi-réel mi-fantastique, qui manie avec habileté le côté dramatique de ce piège irrationnel, en ajoutant des couches cocasses dans l'agencement de la vie quotidienne. Sur ce registre de ville-prison, je vous conseille vivement le roman Epépé du hongrois Karinthy, dans lequel un linguiste pensant atterrir à Helsinki pour participer à un congrès, est confronté à des habitants qui ne comprennent rien à ce qu'il raconte, qu'elle qu'en soit la langue. Lui est de son côté dans l'incapacité d'identifier, d'analyser la leur. Il mettra toutes ses connaissances dans la bataille afin de sortir de cette impasse. 


Voilà bien un livre qui mérite une seconde chance et un auteur qui gagne à être davantage connu. Et pour ce que vaut mon conseil : Lisez-le !