vendredi 27 avril 2012

L'invisible - Robert Pobi


Auteur : Robert Pobi (Canada)
Titre : L'invisible
Editions Sonatine
Parution : 2012 (VO, 2011)


Illustre inconnu annoncé comme un futur grand (les droits de ses prochains romans sont déjà achetés dans de nombreux pays), c'est avec une certaine impatience que nous attendions le premier livre du canadien Robert Pobi. Ce thriller, en dépit de quelques longueurs, se révèle très prometteur.


Dans la ville américaine de Montauk, située sur la péninsule de South Fork, l'agent Jake Cole se rend au domicile de son père. En plus des chances d'avoir la maladie d'Alzheimer, ce dernier s'est immolé par le feu avant de se jeter dans la piscine. Sérieusement brûlé, il s'en est sorti mais ne retrouvera plus l'usage de ses mains, réduites à des moignons. Un évènement fort dommageable puisque Jacob Coleridge compte parmi les peintres les plus brillants en activité. L'agent du FBI doit assurer les démarches afin de placer son père en institution spécialisée. Ce retour au bercail n'est pas une mince affaire puisque Jack ne peut l'encadrer, et ce depuis de longues années. En effet, il ne l'avait pas revu depuis plus de trente ans, date à laquelle remonte l'effroyable meurtre de sa mère, écorchée vive. Ce traumatisme rejaillit durant son séjour à Montauk puisque non loin de là, deux corps sont retrouvés écorchés vifs. Jake ne croit pas aux coïncidences, et estime que le meurtrier est le même que celui de sa maman. Chargé de l'enquête, il se lance dans un engrenage dont il n'a même pas idée. Doté d'un "don" hors du commun, sa présence ne sera pas de trop pour arrêter le (ou les) détraqué(s). Jake bénéficie d'une mémoire photographique phénoménale qui lui permet de revisualiser les scènes de crimes dans les moindres détails. De plus, il a la capacité de "peindre" les derniers moments de la vie des morts, découvrant ainsi la signature des assassins.
A l'hôpital, son père délire, blindé de morphine. Il hurle à son fils de partir, car le criminel rode encore alentour : "Tu ne peux pas lui échapper ! Il va te retrouver ! Fous le camp !" Son père dessine plus tard avec son propre sang, en l'absence de Jake, un tableau sur le mur de l'hôpital, de "L'homme de sang", comme il l'appelle. Hélas, le visage est abstrait. Jake pense que cet être terrifie tellement son père qu'il ne peut le nommer, et tente de le mettre sur la piste. Dans la maison familiale, plus de 5000 tableaux gisent dans son atelier, digne de l'enfer de Jérôme Bosch. Toutes les formes humaines sont dénuées de visage. Jake essaie de trouver une piste au milieu des oeuvres d'art, pour reconstituer ce gigantesque puzzle.
De plus, le criminel joue avec les nerfs de l'agent, en parlant furtivement à son enfant de trois ans, dans la propreté familiale - disant que c'est l'ami de son père, qu'il se nomme Bud. Puis, quelques temps plus tard,  en maquillant le visage de l'enfant avec du sang. Dès lors, Jake veut que sa compagne et son fils quittent au plus vite cet endroit sinistre. Ils n'ont d'ailleurs guère le choix, car un ouragan monstre fonce droit sur eux. Le compte à rebours est lancé, et Jack devra avoir les nerfs solides face à cet adversaire de haut rang...


"L'invisible" démarre de manière classique. Un agent du FBI (anciennement alcoolique et drogué) se voit confronté à deux meurtres similaires à la première enquête de sa carrière, plus de trente ans en arrière. Cela le touche au plus près puisqu'il s'agirait de l'assassin de sa mère. L'intrigue gagne en profondeur via des personnages riches, avec en premier lieu la dualité père-fils. Le père tourmenté s'exprime via ses tableaux, quant au fils, il fait des peintures mentales des victimes afin d'identifier la marque des tueurs. Jake est en conflit avec son père, artiste aussi génial que mauvais père, au caractère irritable, souvent aviné.Tous deux sont à leur manière, hantés et rongés par le passé. Le monde de l'art amène de l'originalité car c'est un univers peu employé dans les thrillers. Jusqu'ici, le lecteur a eu droit à du classique, efficace certes, mais qui laisse un poil sur sa faim. Alors survient le final qui renverse totalement le récit, en une révélation aussi inattendue que diabolique, faisant basculer "L'invisible" du côté des livres qui vous sortent estomaquer. L'auteur a magnifiquement mené en bateau son lecteur, avec une construction épatante et magistrale.


Ce premier essai lorgne du côté du bijou, en éliminant les défauts soulignés plus haut, et classe Robert Pobi dans les auteurs à suivre de très près. On attend déjà son prochain livre, annoncé pour l'an prochain, avec un intérêt certain. Pour l'heure, nous invitons même les plus sceptiques à se plonger dans ce monde dérangeant et torturé au dénouement spectaculaire. Comme on dit dans le jargon : "Bonne pioche". Et encore, c'est rien de le dire !


lundi 23 avril 2012

Les langues imaginaires - Marina Yaguello

Auteur : Marina Yaguello (FRA)
Titre : Les langues imaginaires
Editions du Seuil
Parution : 2006


Professeur émérite à l’université Paris 7, la linguiste Marina Yaguello est l’auteur de plusieurs ouvrages parmi lesquels « Alice au pays du langage » et « Catalogue des idées reçues sur la langue ». Elle s’intéresse ici entre autres aux créations raisonnées ou totalement folles de langues, au phénomène de la glossolalie, ou aux fictions-linguistiques. Instructif et passionnant.


Le mythe de l’origine divine du langage vient d’Adam - le premier homme créé par Dieu, à son image. Il lui donna cette langue pour nommer le Monde, et ainsi le faire exister. Les hommes pouvaient ainsi se l’approprier. La recherche de cette langue mère perdue - la lingua adamica – aura épuisé de nombreux cerveaux, et en tourmentera assurément beaucoup d’autres. Cette langue universelle pré-babélienne « anéantie, supprimée, annihilée » par Dieu coïncide avec la construction de la tour de Babel, cette ambition démesurée de bâtir un édifice mythique susceptible d’atteindre les cieux. Ce projet remplit d’orgueil se voit contrecarrer par Dieu. Effectivement, le seigneur se rend à la ville où est construite la tour de Babel, sensée monter au ciel, par les enfants d’Adam : « Ils ne sont tous maintenant qu’un peuple, et ils ont tous le même langage ; et ayant commencé à faire cet ouvrage, ils ne quitteront pas leur dessein qu’ils ne l’aient achevé entièrement. Allons, descendons en ce lieu, et confondons-y tellement leur langage, qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres. » (La Genèse, onzième chapitre). Ensuite, es hommes se dispersent aux quatre coins de la planète.

Plusieurs savants se sont penchés sur la tentative de l’élaboration d’une langue universelle, souvent par nostalgie de la perte de cette langue originelle. Ces langues étaient construites de manière raisonnée, a contrario d’inventions plus fantaisistes de ceux que l’on nomme joliment « les fous littéraires » (Raymond Queneau en a réuni de nombreux textes dans une anthologie au titre éponyme). Le XVIIè siècle fut particulièrement propice à ce sujet. Parmi les plus célèbres, l’anglais John Wilkins tenta de créer un langage philosophique universel, suivit de près par George Dalgarno qui mit au point une classification méthodique des idées. Quant-à Cave Beck, il se concentra sur un système numérique. Ces auteurs sont survolés (voire oubliés), Yaguello ne voulant sans doute pas marcher sur « La recherche de la langue parfaite » de Umberto Eco, qu’elle cite d’ailleurs dans sa préface. Autre oubli de marque, celui du langage énochien qui remonte au XVIè s, de l'alchimiste (entre autres casquettes) britannique John Dee. Il aurait communiqué avec des anges via un miroir noir qu'un non humain ou surhumain entouré de lumière lui aurait laissé. L'invention de cette langue précède celle synthétique construite par John Wilkins. Yaguello aborde en revanche plus en détails l’esperanto et le volapuk. Le russe Nicolas Marr, considéré comme fou, souhaitait quant-à lui faire une langue unique d’une société sans classe. Je cite Yaguello le citant : « La langue future devra faire appel à toute la richesse de toutes les langues mortes et de toutes les langues encore vivantes. Cette langue propre à exprimer l’univers est le postulat inévitable d’une future société unique sans classes et sans nationalités.»

Un autre chapitre s’intéresse à ce que l’auteur appelle la « linguistique-fiction », la linguistique étant une discipline sous-exploitée dans la Littérature. Elle étudie des œuvres de science-fiction et de fantaisie. Celle de Tolkien avec « Le seigneur des anneaux »  et « Bilbo le Hobbit » ; « 1984 » de Orwell ; « L’enchâssement » de Watson ; « Babel 17 » de Delany ; « Epepe » de Karinthy ; « Les langages de Pao » de Vance et enfin « Native tongue » (inédit) de Elgin. On déplore l’absence de cet enrichissant chapitre du roman « L’orange mécanique » de Burgess, dont le Nadsat (cet argot employé par les personnages, en premier lieu Alex) imprègne le récit.

Concernant le langage inconscient, les glossolalies tant spirites que religieuses sont très fréquentes. Il s’agit d’inventer une pseudo-langue qui peut ressembler à une vraie langue. Quant-à la xénoglossie, c’est un phénomène encore plus étrange qui consiste à parler une langue étrangère existante, que la personne n’a jamais apprise. L’explication est, selon Yaguello, à chercher plus du côté de l’inconscient et de la mémoire subliminale, que du côté de la télépathie ou de la lecture à distance. Un cas énigmatique et célèbre de l’invention d’une langue totalement inconnue est à signaler, tant le sujet passionna des linguistes tels Saussure et V. Henry. Il s’agit de Hélène Smith qui, dans un état hémi-somnambulique, racontait des cycles martiens, hindis, orientaux. Elle traduisait de la langue martienne au français des romans, via l’écriture automatique, dont elle ne se rappelait aucunement à l’état de veille.

En fin d’ouvrages, on peut lire des extraits d’œuvres de Descartes, Platon, Brisset, Flournoy, etc. qui viennent illustrer et enrichir l’essai.



« Les langues imaginaires » fascine, impressionne, devant l’étendue de l’imagination humaine, quasiment sans limites. Profondément utopique, ces tentatives de faire communiquer l’ensemble des humains en une seule langue – la lingua humana - n’en demeurent pas moins méritoires. Cependant, n’est-ce pas la diversité des langues, des cultures, des traditions, qui font l’une des plus grandes forces de l’humanité ? A trop vouloir simplifier, réduire, ne risquons-nous pas de nous appauvrir ? Si toutefois, dans un monde idyllique, une langue commune devait voir le jour, espérons qu’elle n’entraîne pas la disparition de toutes les autres. Car comme le dit Wittgenstein : « les limites de ma langue sont les limites de mon monde ». Il serait dommage que la vision du monde se limite à une seule langue. Mais mon petit doigt me souffle que cette langue Une n’est pas pour tout de suite. En attendant, continuons à créer, à imaginer, à rêver et à penser différemment. Là se trouve notre véritable richesse.


Ce brillant essai, qui s’apparente à une déclaration d’amour pour la langue (pour les langues) est jubilatoire. D’un accès facile pour les non-initiés de la linguistique, il se lit avec un plaisir intense et ouvre de nombreuses pistes de lectures. Incontournable !

lundi 9 avril 2012

Cosmopolis - Don Delillo

Auteur : Don Delillo (USA)
Titre : Cosmopolis
Parution : 2005 pour la réédition en poche Babel (VO, 2003)


Considéré comme un des plus brillants écrivains américains contemporains aux côtés des Vollmann, Pynchon, Powers, pour ne citer qu'eux, Don Delillo nous livre avec "Cosmopolis" une oeuvre axée sur notre monde contemporain et notamment sur les dangers que sont les dérives du capitalisme, et l'aliénation urbaine. Cette dernière ayant des résonances ballardiennes.


Eric Michael Parker (28 ans) n'a, à proprement parlé, pas de soucis financiers. Riche, prédateur sans remords, attiré par l'appât du gain, les flux d'informations n'ont aucun secret pour lui. A bord de sa limousine blanche dans laquelle il vit la plupart de ses journées (y'en a qui s'éclatent), sillonnant les rues de New-York, il a en permanence sous les yeux des tas d'écrans, un garde du corps, et la visite quotidienne de maîtresses. Bien que marié, Eric ne voit jamais sa femme, aime lui mentir et la tromper. Chaque jour, un médecin vient tâter sa prostate dans l'automobile. Sur le chemin le conduisant chez son coiffeur, plusieurs évènements perturbent la circulation : une manifestation d'anarchistes dans laquelle un homme s'immole par le feu (pour montrer à quel point il est sérieux), les obsèques d'un rappeur, ou encore un assassin entarteur. Par ailleurs, Eric se fie à un rapport qui prévoit la baisse du yen, or dans les heures qui suivent, l'effet inverse se produit, et son argent fond comme neige au soleil...


En cette année 2000, le cybercapitalisme règne sur New-York. Le concept englobe un espace géographique autrement plus large, cependant, par commodité, nous nous en tiendrons au lieu du récit. Dans cette cosmopolis, littéralement "cité du monde" (cosmo = grec ancien "Kosmos" qui signifie Monde, Univers ; Polis = grec ancien "Polis" qui signifie Cité), les centres financiers poussent comme des champignons, autant de tours de verre "tellement ordinaires et monotones, hautes, transparentes, abstraites" qui accentuent la déshumanisation de la ville. La circulation, fréquemment obstruée par des bouchons, s'accompagne des concerts de klaxons, dans un vacarme qui participe à l'aliénation urbaine. Les prestigieuses limousines sont quant-à-elle comparées à un "vertigineux objet mutant".
Le livre traite aussi de la prolifération du langage numérique, par la présence outrancière d'écrans aux flux d'informations continus, "leur donnant une dimension sacrée en des rituels tout bonnement illisibles". C'est bien là "qu'était l'élan de la biosphère".
Delillo évoque, par quelques touches, l'idée d'une immortalité selon laquelle l'être humain serait absorbé dans les flux de l'information. En effet, notre enveloppe corporelle, périssable par essence, destinée à devenir de la poussière, freine cette ambition. C'est pourquoi l'objectif consisterait à aller au-delà du corps, en immergeant notre cerveau sur un disque. La "transcription du système nerveux en mémoire numérique" serait une avancée déterminante pour le cybercapitalisme. Mais le personnage a conscience des limites de cette entreprise, puisque cela signifierait la perte de notre idiosyncrasie, de nos séquelles corporelles et psychologiques, et ainsi de suite.
Pour finir, ce roman est la chute d'un individu, bouffé par le système, car "l'extension logique des affaires, c'est le meurtre".


Assurément un ton en dessous de " Les noms", "Cosmopolis" n'en demeure pas moins intéressant à lire pour les questions qu'il aborde et sa vision pessimiste d'un monde ravagé par l'argent. Une porte d'entrée honorable donc, dans la prolifique bibliographie de ce formidable auteur.

mercredi 4 avril 2012

Fictions - Jorge Luis Borges


Auteur : Jorge Luis Borges (Argentine)
Titre : Fictions
Editions Folio
Parution : 1974 (VO, 1944)


Regroupée dans plusieurs recueils de nouvelles (Fictions, L'Aleph, Les êtres imaginaires, Le livre de sable, etc), l'oeuvre de Borges fascine par ses thématiques récurrentes que sont entre autres les labyrinthes, les miroirs, la mémoire, l'identité, l'infini ou encore les personnages/lieux/choses inventés. Ces textes sont d'une écriture limpide et ont une force qui fascine et inspire. Du très grand art.

J'évoque brièvement quelques textes en commençant par celui qui m'a le plus marqué. A savoir, "La bibliothèque de Babel" dans laquelle on trouve des galeries au nombre indéterminé (ou infini ?), des miroirs pour doubler les apparences et ainsi renforcer le sentiment d'immensité, une réflexion sur la bibliothèque en terme de concept "total", puisqu'elle ne serait autre que l'univers. Dans le très poétique "Les ruines circulaires", un magicien tente de rêver un autre homme afin de l'immerger dans le monde réel. Une mystérieuse corporation appelée "La Compagnie" encadre les jeux de hasard dans "La loterie à Babylone", où tous les possibles s'expriment. La première nouvelle, au titre aussi improbable qu'énigmatique, "Tlon Uqbar Orbis Tertius" parle d'un lieu imaginaire mentionné dans un article, article publié dans une encyclopédie elle aussi imaginaire. L'auteur alterne entre personnages inventés et ceux ayant réellement existés (Spinoza, Berkeley, Casares...). Il évoque les idées d'un auteur unique, intemporel et anonyme pour l'ensemble des oeuvres et affirme le caractère incomplet d'un ouvrage qui ne contient pas son contre-livre. L'imposture et/ou la réécriture d'oeuvres antérieures figure au coeur de "Pierre Menard, auteur de Quichotte". La construction et l'écriture fusionne pour une série de futurs infinis dans l'excellent "Jardin aux sentiers qui bifurquent". Et enfin, "Trois versions de Judas", une nouvelle où Borges invente un théologien, Nils Runeberg, aux yeux duquel Judas reflète Jésus en devenant le disciple du Verbe, idée rejetée en bloc par ses confrères.


Au final, "Fictions" est un recueil de très haute qualité, qui amène à la réflexion sur beaucoup de sujets, et procure avant tout un immense plaisir de lecture. Pour ceux qui n'ont pas encore eu la chance de découvrir Borges, foncez ! C'est absolument incontournable.

lundi 2 avril 2012

Blue jay way - Fabrice Colin

Auteur : Fabrice Colin (France)
Titre : Blue jay way
Editions Sonatine
Parution : 2012


Auteur de plus d'une trentaine de romans, Fabrice Colin est une valeur sûre chez les auteurs contemporains. Cette première incursion dans le domaine du thriller, qui plus est aux excellentes éditions Sonatine, marque les esprits, et peut être rapprochée de ses romans publiés aux éditions L'atalante, en particulier "Sayonara baby" pour son univers lynchéen.


En 2002, à New-York, un admirateur franco-américain (Julien, 26 ans) de l'écrivaine Carolyn Gerritsen se rend à une séance de dédicaces où elle lui transmet son adresse mail, puisqu'il travaille sur sa biographie. Faisant peu à peu connaissance, Gerritsen lui propose d'apprendre le français à Ryan, son fils de 21 ans (et au passage de le réconcilier avec le réel). Il vit à Los Angeles. Là-bas, ce jeune adulte a fait construire une demeure appelée Blue jay way. Il entretient des rapports conflictuels avec son père - un producteur à Hollywood, qui brille par son absence. De plus, une mauvaise expérience d'une émission de télé-réalité l'a achevé au reste.
Sur place, des phénomènes étranges (et malsains) commencent à apparaître pour Julien. En effet, ses sms sont tous effacés, ainsi qu'une bonne partie de son répertoire. Ensuite, il a une relation sulfureuse avec Ashley, la femme de Larry, son employeur. A force de jouer avec le feu, on finit par se brûler. Sans compter sur la prochaine disparition d'Ashley, qui ne donne plus signe de vie. La police enquête, et l'étau se resserre autour de Julien. Cette proposition d'enseignement, sur le papier alléchante, se transforme en un cauchemar, à plus forte raison lorsque les amis de Ryan insinuent que le nouveau venu connaît plutôt bien la disparue. Mais à Los Angeles, "il y a bien longtemps que le concept de vie normale a perdu toute valeur". Certains affirment même que cette cité est propice à la déviance et au crime.


Blue jay way combine plusieurs traumatismes : tout d'abord, celui du 11 septembre qui a provoqué la mort du père de Julien qui se trouvait à bord d'un des avions écrasés. Ne pas avoir retrouvé son corps sème le trouble dans son esprit et ne facilite pas le travail du deuil. Il s'est inscrit sur des forums où l'on évoque les complots entre autres. Depuis, il reçoit des sms bizarres et anonymes. Il a des difficultés à reprendre le dessus, ce qui provoque la rupture avec ses petites amies successives. Ensuite, celui de Ryan, déglingué par la télé-réalité qui l'a recraché au monde en état de larve. Sa mère vit éloignée de lui à New-York, séparée de Larry, homme assoiffé par l'argent au détriment de sa famille. Ce sont aussi les parcours de deux personnages (Scott et Jacob), depuis leur enfance, aux comportements troubles et inquiétants. On saura bien plus loin leur rôle dans cette histoire. Et enfin, c'est le traumatisme d'une ville, Los Angeles : "aucune région au monde n'excitait autant l'appétit de meurtre des dingues en tout genre" et "les gens qui veulent la comprendre doivent subir une métamorphose."
C'est inévitablement, pourrait-t-on dire, une réflexion sur le mal, ce "mal qui tend à s'identifier au tout, jusqu'à ce qu'il révèle n'être rien d'autre que le vide vertigineux et sans bornes qui hante la conscience moderne". Ces comportements nuisibles et destructeurs ne sont pas une "fatalité métaphysique", mais plutôt une "lumière nécessaire". Il n'existe pas de sociétés sans meurtres (cf Minority report), car les criminels en sont des agents réguliers.
Colin fait aussi référence au thème du fantôme, fréquent dans son oeuvre, en témoigne son recueil de nouvelles intitulé "Comme des fantômes". Il dit à propos de L.A. que "le brouillard était indissociable de cette ville. [...] Il servait de substance aux fantômes et aux anges, et contribuait à maintenir leur monde en vie." Cette opacité se retrouve à travers le personnage de Julien qui essaie d'écrire le déroulement des évènements. Il se heurte à l'incapacité de sa mémoire (et de son imagination ?) à retranscrire son expérience. Ce qu'il a vécu à Blue jay way sera par conséquent, une fois libéré par l'écriture, davantage l'ombre du réel que le réel en tant que tel, car un voile, un brouillard, masque l'essence même des choses.


On retrouve une fois de plus l'élégance de la plume de l'auteur dans ce thriller de haute volée qui le place parmi ses oeuvres les plus ambitieuses. Ce très bon livre me laisse penser qu'il ne manque pas grand chose pour que Fabrice Colin nous balance prochainement un chef-d'oeuvre qui mette tout le monde k.o., en écrasant la concurrence. Gageons que l'avenir me donnera raison.

De la littérature - Umberto Eco

Auteur : Umberto Eco (Italie)
Titre : De la littérature
Paru en 2005 aux éditions Livre de poche (VO, 2002)


Ce recueil d'articles éclectiques aborde la passion de Umberto Eco  pour certains auteurs, des critiques d'oeuvres, ses influences littéraires, des analyses de signe et de style, son combat face à ce qui est faux, ou encore la manière dont il écrit.


Umberto Eco analyse des auteurs tels Dante (La divine comédie), Nerval (Sylvia), Joyce (Ulysse), Marx & Engels (Manifeste du parti communiste), Borges (Fictions), etc. Car dans chaque discipline, il y a les Grands et les autres. Le nombre de livres étant innombrable, à l'instar de la bibliothèque borgésienne et de ses galeries indéterminées ou peut-être infinies - qui n'est autre que l'univers, il faut éviter de perdre du temps avec des textes "mineurs". Eco parle également d'un auteur inconnu, Piero Camporesi, qu'il qualifie d'anthropologue culturel, dont l'oeuvre avoisine les quinze volumes. Ces textes sont tout autant écoeurants qu'attirants, si ils sont consommés à dose "homéopathique". Eco défend dans un autre article la sémiotique, dénigrée par certains pour son côté trop mathématique, dans la critique des textes. Dire pourquoi une oeuvre est belle, sa construction, sa narrativité, comment et pourquoi est-elle perçue ainsi par les lecteurs. Ce qui nous amène à l'essai sur les niveaux de lecture, le double coding, entre le lecteur lambda qui se contente de suivre l'intrigue, et le lecteur modèle, apte à comprendre l'ironie d'un passage, à saisir les références littéraires, musicales, cinématographiques, etc. Eco parle aussi de la "Poétique" d'Aristote, avec son influence et ses lacunes.
Dans le texte sur "La guerre du faux", l'auteur met en lumière quelques exemples d'erreurs (parfois des paralogismes, parfois des mensonges) telles l'hypothèse ptolémaïque, les Rose-Croix, la lettre du prêtre Jean, entre autres, qui sont instructifs. Enfin, un dernier mot sur le chapitre final dans lequel l'auteur se livre (un peu, mais pas assez à mon goût) sur sa démarche de romancier. On y voit son souci du détail, sa rigourosité, ses doutes, et le long cheminement du livre qui vit en lui durant plusieurs années. Il ne comprend pas comment des écrivains peuvent pondre un bouquin par an (certains sont bien plus prolixes) : "je suis toujours contrarié quand je m'aperçois qu'un de mes romans arrive à sa fin, c'est-à-dire que, selon sa logique interne, c'est le moment que lui finisse et que moi je m'arrête. Le beau, la joie véritable, c'est de vivre six, sept, huit ans dans un monde que vous êtes en train de construire peu à peu, et qui devient vôtre."


En conclusion, ce recueil se parcourt avec plaisir, en nous transmettant le goût de la lecture (et de l'écriture), et allonge la liste des livres à lire. Érudit et savoureux !