lundi 23 avril 2012

Les langues imaginaires - Marina Yaguello

Auteur : Marina Yaguello (FRA)
Titre : Les langues imaginaires
Editions du Seuil
Parution : 2006


Professeur émérite à l’université Paris 7, la linguiste Marina Yaguello est l’auteur de plusieurs ouvrages parmi lesquels « Alice au pays du langage » et « Catalogue des idées reçues sur la langue ». Elle s’intéresse ici entre autres aux créations raisonnées ou totalement folles de langues, au phénomène de la glossolalie, ou aux fictions-linguistiques. Instructif et passionnant.


Le mythe de l’origine divine du langage vient d’Adam - le premier homme créé par Dieu, à son image. Il lui donna cette langue pour nommer le Monde, et ainsi le faire exister. Les hommes pouvaient ainsi se l’approprier. La recherche de cette langue mère perdue - la lingua adamica – aura épuisé de nombreux cerveaux, et en tourmentera assurément beaucoup d’autres. Cette langue universelle pré-babélienne « anéantie, supprimée, annihilée » par Dieu coïncide avec la construction de la tour de Babel, cette ambition démesurée de bâtir un édifice mythique susceptible d’atteindre les cieux. Ce projet remplit d’orgueil se voit contrecarrer par Dieu. Effectivement, le seigneur se rend à la ville où est construite la tour de Babel, sensée monter au ciel, par les enfants d’Adam : « Ils ne sont tous maintenant qu’un peuple, et ils ont tous le même langage ; et ayant commencé à faire cet ouvrage, ils ne quitteront pas leur dessein qu’ils ne l’aient achevé entièrement. Allons, descendons en ce lieu, et confondons-y tellement leur langage, qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres. » (La Genèse, onzième chapitre). Ensuite, es hommes se dispersent aux quatre coins de la planète.

Plusieurs savants se sont penchés sur la tentative de l’élaboration d’une langue universelle, souvent par nostalgie de la perte de cette langue originelle. Ces langues étaient construites de manière raisonnée, a contrario d’inventions plus fantaisistes de ceux que l’on nomme joliment « les fous littéraires » (Raymond Queneau en a réuni de nombreux textes dans une anthologie au titre éponyme). Le XVIIè siècle fut particulièrement propice à ce sujet. Parmi les plus célèbres, l’anglais John Wilkins tenta de créer un langage philosophique universel, suivit de près par George Dalgarno qui mit au point une classification méthodique des idées. Quant-à Cave Beck, il se concentra sur un système numérique. Ces auteurs sont survolés (voire oubliés), Yaguello ne voulant sans doute pas marcher sur « La recherche de la langue parfaite » de Umberto Eco, qu’elle cite d’ailleurs dans sa préface. Autre oubli de marque, celui du langage énochien qui remonte au XVIè s, de l'alchimiste (entre autres casquettes) britannique John Dee. Il aurait communiqué avec des anges via un miroir noir qu'un non humain ou surhumain entouré de lumière lui aurait laissé. L'invention de cette langue précède celle synthétique construite par John Wilkins. Yaguello aborde en revanche plus en détails l’esperanto et le volapuk. Le russe Nicolas Marr, considéré comme fou, souhaitait quant-à lui faire une langue unique d’une société sans classe. Je cite Yaguello le citant : « La langue future devra faire appel à toute la richesse de toutes les langues mortes et de toutes les langues encore vivantes. Cette langue propre à exprimer l’univers est le postulat inévitable d’une future société unique sans classes et sans nationalités.»

Un autre chapitre s’intéresse à ce que l’auteur appelle la « linguistique-fiction », la linguistique étant une discipline sous-exploitée dans la Littérature. Elle étudie des œuvres de science-fiction et de fantaisie. Celle de Tolkien avec « Le seigneur des anneaux »  et « Bilbo le Hobbit » ; « 1984 » de Orwell ; « L’enchâssement » de Watson ; « Babel 17 » de Delany ; « Epepe » de Karinthy ; « Les langages de Pao » de Vance et enfin « Native tongue » (inédit) de Elgin. On déplore l’absence de cet enrichissant chapitre du roman « L’orange mécanique » de Burgess, dont le Nadsat (cet argot employé par les personnages, en premier lieu Alex) imprègne le récit.

Concernant le langage inconscient, les glossolalies tant spirites que religieuses sont très fréquentes. Il s’agit d’inventer une pseudo-langue qui peut ressembler à une vraie langue. Quant-à la xénoglossie, c’est un phénomène encore plus étrange qui consiste à parler une langue étrangère existante, que la personne n’a jamais apprise. L’explication est, selon Yaguello, à chercher plus du côté de l’inconscient et de la mémoire subliminale, que du côté de la télépathie ou de la lecture à distance. Un cas énigmatique et célèbre de l’invention d’une langue totalement inconnue est à signaler, tant le sujet passionna des linguistes tels Saussure et V. Henry. Il s’agit de Hélène Smith qui, dans un état hémi-somnambulique, racontait des cycles martiens, hindis, orientaux. Elle traduisait de la langue martienne au français des romans, via l’écriture automatique, dont elle ne se rappelait aucunement à l’état de veille.

En fin d’ouvrages, on peut lire des extraits d’œuvres de Descartes, Platon, Brisset, Flournoy, etc. qui viennent illustrer et enrichir l’essai.



« Les langues imaginaires » fascine, impressionne, devant l’étendue de l’imagination humaine, quasiment sans limites. Profondément utopique, ces tentatives de faire communiquer l’ensemble des humains en une seule langue – la lingua humana - n’en demeurent pas moins méritoires. Cependant, n’est-ce pas la diversité des langues, des cultures, des traditions, qui font l’une des plus grandes forces de l’humanité ? A trop vouloir simplifier, réduire, ne risquons-nous pas de nous appauvrir ? Si toutefois, dans un monde idyllique, une langue commune devait voir le jour, espérons qu’elle n’entraîne pas la disparition de toutes les autres. Car comme le dit Wittgenstein : « les limites de ma langue sont les limites de mon monde ». Il serait dommage que la vision du monde se limite à une seule langue. Mais mon petit doigt me souffle que cette langue Une n’est pas pour tout de suite. En attendant, continuons à créer, à imaginer, à rêver et à penser différemment. Là se trouve notre véritable richesse.


Ce brillant essai, qui s’apparente à une déclaration d’amour pour la langue (pour les langues) est jubilatoire. D’un accès facile pour les non-initiés de la linguistique, il se lit avec un plaisir intense et ouvre de nombreuses pistes de lectures. Incontournable !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire