Auteur : Chloé Delaume (FRA)
Titre : Le cri du sablier
Editions Folio : 2003 (publication originale, 2001)
Second roman de Chloé Delaume après "Les mouflettes d'Atropos", ce récit autobiographique, à l'instar de la majorité de son oeuvre, se consacre à son enfance. Enfance durant laquelle eu lieu l'épouvantable. Alors âgée de dix ans, elle vit son père assassiner sa mère avec un fusil, avant d'orienter le canon dans sa direction pour ensuite se rétracter et se suicider. Ce drame qui la hante devait rejaillir dans un immense cri, via une sorte de thérapie par l'écriture.
Chloé passa les cinq premières années de sa vie à Beyrouth, n'en gardant guère de souvenirs. Sa famille s'installa ensuite à Paris. Se marier fut assurément une belle erreur commise par sa mère. Sans compter sur sa fille, pour laquelle l'affection et la reconnaissance ne se manifestaient que rarement. Quant à son père, lorsqu'il n'était pas en voyage pour affaires, il maltraitait la petite. Ses parents ne l'appelaient jamais par son prénom, comme si elle en était dépourvue. L'école lui permettait de "s'identifier". Elle revient sur ses années laborieuses d'apprentissage à l'école primaire. Les mathématiques engendraient chez elle une profonde répulsion, tous ces calculs semblables à de "cabalistiques symboles". A dix ans surgit ce tragique évènement. La disparition de ses parents suite au coup de folie de son papa. Traumatisée, elle ne peut sortir un mot les neuf mois suivants. Sa famille la croit atteinte d'aphasie. D'autres moments, lassée de ce mutisme, elle la culpabilisait en l'accusant de ne pas faire d'efforts. Elle fut adoptée par son oncle et sa tante, mais l'ennui établissait son camp de base.
"Le cri du sablier" se démarque des autres productions par son écriture, déroutante et expérimentale. Seuls les points sont présents dans la ponctuation, on relève tout au plus dix virgules sur l'ensemble. Le sens de la phrase vacille, le lecteur devant imaginer la position des virgules. Les mots sont souvent intervertis, comme si ces phrases témoignaient du trouble intérieur de l'auteure. C'est à nous de suivre la rythmique orale. Via l'écriture, elle intercale une distance vis-à-vis des évènements. La richesse du vocabulaire trouve sa source dès son enfance où Chloé Delaume apprenait de nouveaux mots en prenant des exemples afin de leur donner du sens (on trouve quelques références à la mythologie grecque).
La pathologie du temps possède une place importante dans ce texte. Tout d'abord les nombreux mois qu'il lui fallut pour retrouver l'usage de la parole. Ensuite, de nombreuses années pour faire ressortir ce passé douloureux, employant fréquemment l'ironie pour prendre un recul nécessaire, en évitant de tomber dans le pathos. Cette langue viscérale manifeste le besoin - l'auteure parle d'un don - d'"expulser ce Verbe". De le recracher au monde : "Je t'extrairai de moi, joli papa" ou encore "Mon père, mon sale chaos". Après avoir ressasser et ressasser, elle n'a plus peur de lui, ni des hommes. Elle éprouve le sentiment de se libérer : "La parole amène les mondes à l'existence" (in Eclats de voix de David Le Breton).
Enfin la métaphore du sablier. Synonyme du temps qui passe. Lorsque l'écoulement arrive à son terme il "beugle le dénouement". En outre, l'enfermement met en lumière celui, double, de son corps et de sa voix, qui sont emprisonnés, comprimés. Ou encore de son état mental. Car après le drame, sa famille pensait qu'elle avait un "grain", comme son père.
A travers une prose qui désarçonne, Chloé Delaume revient sur son passé traumatique, dans un style sinueux qui retranscrit avec une grande force l'oppression qui la ronge. L'ironie contrebalance et distancie la gravité du propos, offrant même au lecteur quelques rires. Mais en tendant l'oreille, il devine un cri lointain qui tourbillonne continuellement. Stupéfiant et percutant.
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